João Gilberto en concert, Tokyo International Forum Hall A, 8 et 9 novembre 2006

 


 

https://www.arte.tv/fr/videos/098336-000-A/joao-gilberto-live-in-tokyo/ 

 https://www.youtube.com/watch?v=VSXGP-zfy1g



Ne pas paniquer. Attendre le silence. Tamiser les lumières, ou éteindre, car rien ici ne troublera la nuit. Et se laisser bercer par une voix et une guitare qui semble branchée sur un flux musical non-troublé depuis 1958 – année qui reste celle la naissance de la bossa nova pour le Brésil.

Celui que le président actuel du pays avait, à sa mort en 2019, qualifié avec mépris de « fumeur de Maconha » (cannabis), n'en continue pas moins de rester pour beaucoup le plus grand artiste, interprète et inventeur de l'histoire de la musique au Brésil. Peut-être que l'ex-militaire est gêné par le respect quasi-royal dont bénéficie João Gilberto, dont il partage – pour des raisons bien différentes il est vrai – le même surnom : « O Mito » (le mythe).

Il serait facile d'oublier que l'homme, malgré une vie de semi-ermite lui ayant valu ce qualificatif, n'a jamais cessé de se produire sur scène et de publier des disques – certes au compte-goutte. Dernier-né d'une carrière démarrée en 1952 (à la faveur d'un obscur 78-tours récemment exhumé), ce live filmé au Japon et sorti en blu-ray en 2019.

Tout est réuni pour faire de ce concert filmé un objet de culte : une ambiance de grand-messe, une scénographie d'une épure absolue – guitare, micros, chaise, estrade, et une table basse avec de l'eau – un son précis et au micro-souffle près... Divine consécration pour l'équipe de maniaques japonais responsable du film : il s'agit du seul enregistrement live approuvé par l'auteur (mort deux mois après sa publication, après un montage de 12 ans au Japon!), malgré le célèbre live à Montreux qui fut publié par Warner en 86.

L'affaire prend un tour encore plus sacré quand on sait que l'artiste était connu pour régulièrement annuler ses concerts, parfois la veille, parfois au bout de deux chansons, y compris au Japon, si l'organisation, le silence respectueux du public, ou le son dans la salle faisait défaut. D'où une réputation de grande rareté et un statut de diva, proche du pianiste classique Glenn Gould – lui aussi vénéré pour son toucher, et non pas pour ses compositions.

Dans cette ambiance solenelle, c'est un Gilberto bonhomme et détendu qui arrive sur scène, et égrène comme si de rien était 21 courtes chansons dans lesquelles tout l'art délicat et mélancolique de la bossa nova est incarné. Tout se passe comme si l'on assistait à l'intimité d'une de ses répétitions dans sa chambre d'hotel (ce qui serait gênant pour rock, mais correspond pile à l'esprit de la bossa), sauf lors de l'unique bref imprévu du « spectacle » : alors qu'il scatte pour la fin de « O Pato », ses lunettes lui tombent sur le visage. Seul son sourire enfantin, à ce moment-là, trahit la présence du public, qu'il ne peut alors plus ignorer (ce qu'il semble pondérer lors de la minute d'après, comme si sa bulle avait éclaté). Public qui, a-t-on envie d'ajouter en plaisantant, retient peut-être son souffle à ce moment, en se demandant si Gilberto ne va pas prendre la mouche et arrêter le concert... Il n'en sera rien, et l'homme livrera même des versions suprêmes de Desafinado et Chega De Saudade, étirées jusqu'à 3 fois la longueur de l'original.

Toutes les nuances de la bossa sont explorées au fil de ce recital, depuis les joueurs et nerveux Tim tim por tim tim, Samba Da Minha Terra et Bim Bom (l'une des seules compositions de Joao Gilberto), jusqu'à des titres plus crépusculaires, d'une froideur et d'une distance unique - pour de la musique brésilienne (le peu commun Estate, et le désabusé Ligia, qui ouvre le bal). Si aucune chanson ne s'écarte réèllement des originaux, les petites variations de tempo comme des lignes de chant (parfois habilement désarticulées) sont delectables, dans un équilibre étonnant entre métrique des vers et modulations jazz.

La part belle est donnée aux morceaux tristes, pleurant l'impossibilité de l'amour heureux, comme Ligia, dont il existe deux textes légèrement différents, selon si c'est l'auteur Jobim ou Gilberto qui chante.

Seul infime regret : que Gilberto n'ait pas, pour une fois, interprété plus d'une chanson de son album le plus intimiste et secret (et le plus ovni) : l'éponyme « blanc » de 1973, le plus proche de cet ascétisme guitare et voix seule dont il était si coutumier en concert – depuis le tout début.

Bien que l'essentiel du répertoire soit constitué de classiques archi-connus (dont les sempiternels Girl From Ipanema, Corcovado et Desafinado, ici transcendés par une interprétation souple et hors du temps), le maître trouve le moyen de glisser trois chansons inédites de sa discographie officielle : Pica Pau, Da Cor Do Pecado (« De la couleur du pêché », superbement incarné par Elis Regina lors de sa grande époque) et le rarissime Treze de ouro, antédiluvienne samba seulement connue jusqu'ici par des versions de Anjos Do Inferno et de Roberto Silva ! Deux obscurités aux textes plutôt désuets et drôles, qui passent comme des classiques au fil de la voix de velours du vieux João.

La forcément très attendue Garota De Ipanema est jouée en tout dernier, comme une obligation dont on se défait, et dans une version assez différente de l'originale. L'occasion de rappeler que pour l'artiste, ce titre symbolise surtout la séparation d'avec sa première femme, Astrud Gilberto, qui le quitta pour le saxophoniste américain (Stan Getz, révélé au grand public grâce à ce titre), et que depuis ce succès mondial de 1964, l'homme a toujours refusé de publier le moindre single !

Ce qui ne l'empêcha pas, comme Led Zeppelin, de passer en radio et de rester l'un des artistes les plus connus ET respéctés dans le monde.



Une tracklist détaillée, avec les albums d'origine d'où sont tirés les morceaux (dans leur interprétation 1ère par João Gilberto) :




Lígia (Antonio Carlos Jobim)


(The Best Of Two Worlds - album avec Stan Getz, 1976)


(nd : titre créé à l'origine par Chico Buarque en 1974 sur l'album Sinal Fechado)





Pra que discutir com madame? (Janet de Almeida e Haroldo Barbosa)


(Live At The 19th Montreux Jazz Festival, 1986)





Morena boca de ouro (Ary Barroso)


(Chega De Saudade, 1959)





Doralice (Dorival Caymmi e Antônio Almeida)


(Getz/Gilberto, 1964)





Da cor do pecado (Bororó)


(João Voz E Violão, 2000)





Tim tim por tim tim (Geraldo Jacques e Haroldo Barbosa)


(Amoroso, 1977)





Retrato em branco e preto (Antonio Carlos Jobim e Chico Buarque)


(Amoroso, 1977) (Buarque / Jobim)





Samba de uma nota só (Antonio Carlos Jobim e Newton Mendonça)


(O Amor, O Sorriso E A Flor, 1960)





Estate (Bruno Martino e Bruno Brighetti)


(Amoroso, 1977)





Samba da minha terra (Dorival Caymmi)


(João Gilberto, 1961)





O pato (Jayme Silva e Neuza Teixeira)


(O Amor, O Sorriso E A Flor, 1960)





Corcovado (Antonio Carlos Jobim)


(O Amor, O Sorriso E A Flor, 1960)





Águas de março (Antonio Carlos Jobim)


(João Gilberto, 1961)





Treze de ouro (Herivelto Martins e Marino Pinto)


(inédit)





Desafinado (Antonio Carlos Jobim e Newton Mendonça)


(Chega de saudade, 1959)





Pica-pau (Ary Barroso)


(inédit)





Meditação (Antonio Carlos Jobim e Newton Mendonça)


(O Amor, O Sorriso E A Flor, 1960)





Aos pés da cruz (Marino Pinto e Zé da Zilda)


(Chega de saudade, 1959)





Bim bom (João Gilberto)


(78-tours Chega de saudade, 1958)





Chega de saudade (Antonio Carlos Jobim e Vinicius de Moraes)


(78-tours Chega de saudade, 1958)





Garota de Ipanema (Antonio Carlos Jobim e Vinicius de Moraes)


(Getz / Gilberto, 1964)


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