Luedji Luna - Bom Mesmo É Estar Debaixo D'Água (2020)
Par où commencer ? Luedji Luna, chanteuse de Bahia apparue sur la scène brésilienne à la fin des années 2010, est touchée par la grâce, mais cela vous le savez déjà, si vous avez regardé la vidéo de concert en appartement que j’ai posté un peu plus bas il y a quelques mois.
On pourrait commencer par ce qui anime cette artiste, ce qui la distingue de bien d’autres chanteuses brésiliennes, qu’elles soient virtuoses, décalées, séductrices : la prise de position politique, rendu indissociable de l’amour comme thème central. Au risque de sa tromper dans le choix des mots, voire dans le fond, je dirai que Luedji Luna est engagée dans une recherche et dans une lutte : lutte pour (re) trouver de la confiance en soi et de la fierté en tant que femme noire, et peut-être surtout pour en (re) donner aux autres femmes noires du Brésil. Lutte qui se confond avec une autre recherche, sans doute plus essentielle encore, et commune à tous : la poursuite du bonheur. Celui dont la fin est toujours trop vite arrivée, comme le mettait en musique Jobim. Chez Luedji Luna, cette quête se confond avec la quête de Soi – trouver qui on est vraiment, trouver ce qui est bon pour soi. Tâche qui ne s’exécute pas mais s’entreprend chaque jour, hors des logiques de profit et de rhétorique qui sont censées être des logiques mais ne sont que des duperies aliénantes. La politique avant tout, se loge dans cette attention, cette sensibilité et cette appétence pour la médiation poétique, à contre-courant, utopique dirait-on en croyant la disqualifier... Alors que le mot honore. La quête de soi-même peut être longue et périlleuse, c’est bien connu, mais peut-être l’est-elle plus encore, ou de façon plus amère, quand on est une femme, quand on est noir ou noire, quand on est une femme noire au Brésil...
À l’écoute de son extraordinaire deuxième album, Bom Mesmo É Estar Debaixo D'Água, on se prend à penser que Luedji venait là de trouver ce bonheur et cet équilibre, tant cette musique embaume, rayonne, guérit et entraîne, dans cet ordre-là, qui ici est le bon. Le disque a été enregistré pendant la grossesse de la chanteuse (elle est enceinte sur la pochette), entre Sao Paulo et Nairobi au Kenya. En tout c'est un groupe élargi de jazz qui joue sur tout l'album, avec des musiciens bahianais comme elle, mais aussi cubains, congolais (françois muleka), et un producteur et guitariste kenyan, Kato Change, qui fait ici des prouesses de musicalité. Tout ce monde joue comme un vrai groupe de jazz, et l’assurance qu’ils atteignent très vite dans le déroulé du disque, pour ne plus la perdre jusqu’à la fin, est tout simplement hors-normes.
Accueillie dans cette osmose, jamais trop en avant, Luedji Luna est en pleine lumière mais laisse souvent les instrumentistes s’exprimer, et cède la place à trois reprises à d’autres voix de femmes afro-brésiliennes : Lande Onawale dans les premières secondes de l’album, Conceição Evaristo et Tatiana Nascimento. Rarement message politique n’a été délivré avec autant de gracilité évidente, de tact et d’éloquence, comme si les réconforts, les injustices et les désirs chantés par Luedji Lune étaient ressentis de façon intense, presque immémorielle. L’apesanteur de l’instant se confond avec la profondeur dès le génial Chororô. Et tandis que ce troisième titre bat son plein, sans que la musique ne change, s’adaptant à peine, Luedji entonne une reprise de "aint got no" de Nina Simone (issue de la comédie musicale Hair à l’origine). C’est un couplet trop bien connu, trop partagé, trop familier pour une partie du monde. Le manque est intégré comme une réalité sédimentée, le vice de la société le plus toléré – à tort – par ceux qui ont et ceux qui peuvent.
C’est à ce moment de l’album, où la muisque nous a mené à un premier pic d’intensité – il y en aura d’autres – que surgit ‘Ain’t I a Woman’, titre d’un livre de la féministe afro-américaine bell hooks, mais aussi d’un discours de 1851 de Sojourner Truth, esclave afro-américaine émancipée. Dans le court-métrage qui sert de clip à l’album, Luedji danse seule dans une foule nocturne, à Salvador de Bahia, et croise un graffiti « Mulher Negra é a Revoluçao » (« la femme noire est la révolution »). Son chant devient alors un vœu de revanche, égrené avec douceur et sérénité (ce qui ne le rend que plus terrible) envers un ancien amant qui l’a fait souffrir... Le « sortilège » qu’elle jette vise à l’extraire de cette condition, devenue malédiction.
Le titre suivant est adressé à son véritable amour, illustrant le mantra prophétique d’introduction « L’amour est une chose qui te broie, Muxima, et puis ensuite la même chose qui te soigne »... Il reste encore cinq chansons, et toutes sont sublimes.
Dans sa justesse, son équilibre et sa solidarité entre création musicale et prise de parole politique, Bom Mesmo É Estar Debaixo D'Água est l’égal des grands disques du genre soul au sens large : What’s Going On (Marvin Gaye), Innervisions (Stevie Wonder), Pieces Of A Man (Gil Scott-Heron) – tous des hommes, car peu de disques politiques par des chanteuses soul ont été aussi fluides. Et dans la musique brésilienne, et a fortiori dans le monde des songwriters-interprètes brésiliens, ce disque n’a pas d’égal.
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